Notes de programme

Quatuor Chiaroscuro

mar. 17 déc. 2024

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Programme détaillé

Ludwig van Beethoven (1770-1827)
Quatuor à cordes N° 7, en fa majeur, op. 59/1, «Razoumovski»

I. Allegro
II. Allegretto vivace et sempre scherzando
III. Adagio molto e mesto
IV. Thème russe : Allegro

[35 min]

 

--- Entracte ---

Quatuor à cordes N° 8, en mi mineur, op. 59/2, «Razoumovski»

I. Allegro
II. Molto adagio
III. Allegretto
IV. Presto

[35 min]

Distribution

 

Quatuor Chiaroscuro :

Alina Ibragimova et Charlotte Saluste-Bridoux violon
Emilie Hörnlund alto
Claire Thirion violoncelle

Introduction

Formé en 2005, le Quatuor Chiaroscuro est devenu l’interprète phare du quatuor à cordes de l’époque classique et du début de la période romantique, développant avec ses cordes en boyau et ses archets historiques un son unique. Mais le son n’est pas tout : il s’accompagne d’un engagement, d’une intelligence du texte et d’une homogénéité qui font entendre d’une oreille neuve tous les chefs-d’œuvre dont les quatre musiciennes s’emparent. Dans leur exploration systématique du quatuor à cordes viennois, Beethoven tient bien sûr une place centrale. Après les six Quatuors op. 18, qui ont fait l’objet de deux volumes discographiques en 2021 et 2022, le quatuor aborde logiquement les Quatuors op. 59, dédiés au prince Andreï Razoumovski, ambassadeur de Russie à Vienne et protecteur de Beethoven. Par rapport à l’opus 18 (1798-1800), ce triptyque de 1806 (dont sont joués ici les deux premiers volets) marque un approfondissement et une ambition nouvelle : Beethoven entre de plain-pied dans sa maturité. S’ils font partie aujourd’hui des pages les plus aimées du répertoire, ces trois quatuors désarçonnèrent leurs premiers auditeurs. «Une musique de cinglé», put-on entendre. Dès leurs premières mesures, les deux premiers quatuors affichent leur singularité : le premier en confiant l’exposition du thème au seul violoncelle (crime de lèse-majesté envers le premier violon), le second par son caractère indécis, dont on ne sait quel thème va émerger. La puissance rythmique de ces pièces, le poids de leurs sublimes mouvements lents, leur pointe d’inquiétude constituèrent d’autres surprises. Le premier balaie toutefois les nuages par son finale en «Thème russe», hommage à la nationalité du commanditaire.

Texte : Auditorium-Orchestre national de Lyon

Les œuvres

Composition : 1806.
Dédicace : au prince Andreï Razoumovski.
Publication : 1808.

Si la Symphonie «Eroica» ou les récentes sonates pour piano, telles la «Waldstein» et l’«Appassionata», avaient déjà déconcerté leur public, les trois Quatuors op. 59 marquèrent une nouvelle étape dans l’incompréhension entre Beethoven et son auditoire. Pis, ils suscitèrent même des réactions violentes, telle celle de ces mélomanes qui jugèrent qu’il s’agissait là d’une «mauvaise farce de toqué, une musique de cinglé». Tout en ignorant totalement le génie de ces trois nouvelles partitions (que d’autres discerneront), cette formule mettait le doigt sur leur profonde originalité – disons même sur leur caractère absolument inouï. En quoi elle reconnaissait, bien qu’en la rejetant, l’une des préoccupations fondamentales de Beethoven : celle de frayer de «nouveaux chemins» (le «neuer Weg» dont il aurait parlé à son ami le violoniste Krumpholz à propos de la Symphonie «Eroica»). La démarche est d’autant plus consciente ici que les six précédents quatuors, publiés sous le numéro d’opus 18, avaient constitué une sorte de «prise en main» du genre, où Beethoven, tout en affirmant sa personnalité, s’inscrivait dans la lignée de Mozart et Haydn. Après leur publication en 1801, le compositeur s’était donné plusieurs années pour maturer le genre et lui imprimer définitivement sa propre marque. 

Alors que même les critiques les mieux intentionnés soulignaient en 1806-1807 le défi posé aux auditeurs par ces Quatuors op. 59 longs et difficiles, […] profonds et excellement ouvragés, mais généralement incompréhensibles», selon l’Allgemeine musikalische Zeitung), les trois ouvrages, et tout particulièrement l’Opus 59 n° 1, font aujourd’hui partie des œuvres pour cordes les mieux aimées de Beethoven. Le changement de perspective qu’ils affirmaient, si déstabilisant pour l’époque, est pleinement accepté par l’auditeur contemporain – et ce d’autant plus que ces trois «Razoumovski» définissent, comme l’explique Bernard Fournier, le paradigme sur lequel s’appuieront tous les quatuors du XIXe siècle. 

L’Allegro initial de l’Opus 59 n° 1 affirme sans ambages la nouveauté du discours, en confiant la première itération du motif fondamental au violoncelle. L’émancipation de chacun des instruments (particulièrement le violoncelle, mais pas seulement) de la domination traditionnelle du premier violon se poursuivra tout au long de l’œuvre, dessinant une nouvelle géographie du quatuor et de sa «pâte sonore» ; elle s’accompagnera d’une nouvelle exigence instrumentale – aux musiciens du Quatuor Schuppanzigh qui se plaignaient de ces difficultés inusitées, Beethoven aurait répliqué par cette formule célèbre : «Mais qu’ai-je à faire de vos misérables archets quand l’esprit me visite ?» L’Allegretto suivant déclencha, lui, l’ire du violoncelliste Bernhard Romberg, qui aurait piétiné la partition, profondément choqué du caractère éminemment rythmique de cette page. Les quinze si bémols répétés qui l’ouvrent inaugurent en effet un mouvement à la forme complexe marqué par une gestion par petites touches des effectifs instrumentaux et des motifs thématiques. Moins directement déstabilisant, l’Adagio molto e mesto représente le sommet de l’expression de la douleur chez Beethoven ; presque aucun autre mouvement lent de quatuor n’atteindra un tel déchirement émotionnel, et bien peu ses proportions, inédites à l’époque. Le finale, qui rend hommage au dédicataire des quatuors, le prince Razoumovski, par le biais d’un thème russe, semble un temps marquer un certain allègement expressif ; mais son impressionnante difficulté instrumentale ou sa fin un moment ralentie sont quelques-uns des indices qui infirment cette impression.

Le début de l’Opus 59 n° 2 ne fait pas non plus mystère de sa singularité : il suffit d’en écouter les quatre premières mesures pour en être convaincu. Voici «une mosaïque de motifs à partir desquels s’amorcent des tentatives qui orientent chaque fois le propos dans des directions différentes, ce qui donne à ce passage un caractère […] délibératoire avec une suite de bonds en avant et de replis», comme le note Bernard Fournier. Contraste est le maître mot de ce quatuor, qui culmine lui aussi dans son mouvement lent, cette fois placé en deuxième position. À son propos, Beethoven notait : «Il faut jouer cette pièce avec beaucoup de recueillement.» Wilhelm von Lenz y entendait «une vision du Paradis où l’amour mortel trouve le bonheur éternel», Carl Czerny «une méditation sur l’harmonie des sphères devant le ciel étoilé, dans le silence de la nuit». Chacun se fera – s’il le souhaite – ses propres images, mais il est certain que le mouvement est d’une très haute inspiration. Le virtuose Allegretto suivant alterne entre un scherzo bondissant où perce parfois une pointe de mélancolie et un trio fondé sur un autre thème russe que l’on retrouvera chez Moussorgski ou Rimski-Korsakov. Le finale n’est pas non plus totalement exempt d’inquiétude : celle-ci finit même par contaminer le thème principal, donné comme un refrain tout au long du mouvement. 

– Angèle Leroy

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