Programme détaillé
Symphonie n° 3, «The Camp Meeting»
I. Old Folks Gatherin’ [Réunion des anciens] : Andante maestoso
II. Children’s Day [Le Jour des enfants] : Allegro
III. Communion : Largo
[22 min]
Concerto pour piano en un mouvement
Andantino – Adagio cantabile – Allegretto
[18 min]
--- Entracte ---
Adagio pour cordes, op. 11
[9 min]
Pulcinella, suite d’orchestre
(Version de 1949)
I. Sinfonia (Ouverture) : Allegro moderato
II. Serenata : Larghetto
III. a) Scherzino – b) Allegro – c) Andantino
IV. Tarantella
V. Toccata : Allegro
VI. Gavotta con due variazioni : Allegro moderato – Variazione Ia (Allegretto) – Variazione IIa (Allegro più tosto moderato)
VII. Vivo
VIII. a) Minuetto : Molto moderato – b) Finale : Allegro assai
[25 min]
Distribution
Orchestre national de Lyon
Clelia Cafiero direction
Jeneba Kanneh-Mason piano
Introduction
«J’ai deux handicaps, se plaignait Florence Price. Je suis une femme et j’ai du sang noir dans les veines.» En pleine redécouverte (Riccardo Muti a inscrit sa Troisième Symphonie au programme de sa tournée d’adieux à la tête de l’Orchestre symphonique de Chicago), cette surdouée laisse un concerto pour piano aux accents encore romantiques, dont le finale déploie un swing irrésistible. L’œuvre a trouvé une fantastique ambassadrice en Jeneba Kanneh-Mason, pianiste britannique dont la famille est elle-même originaire des Caraïbes et d’Afrique. Clelia Cafiero fait commencer ce passionnant voyage américain avec la Troisième Symphonie de Charles Ives (1912), une partition emplie de vieux chants sacrés et de danses populaires pour rappeler les joyeuses réunions de fermiers. Elle le poursuit avec l’irrésistible Adagio de Barber (1938), orchestration du mouvement lent d’un quatuor à cordes créé deux ans plus tôt, un morceau qui accompagna tant d’obsèques et de cérémonies du souvenir (des présidents des États-Unis Franklin Delano Roosevelt et John Fitzgerald Kennedy aux victimes des attentats du 11 septembre 2001 ou, à Berlin, à celles de l’épidémie de Covid-19). Le concert se termine avec la suite symphonique de Pulcinella, conçue pour l’Orchestre symphonique de Boston, qui rappelle que Stravinsky a cédé lui aussi à la tentation américaine pour faire danser Polichinelle sous la bannière étoilée.
Ives, Symphonie n° 3
Composition : 1901-1912.
Création : New York, 5 avril 1946, par le New York Little Symphony Orchestra dirigé par Lou Harrisson.
Charles Ives occupe une position singulière dans l’histoire de la musique américaine. Considéré comme un pionnier de la modernité musicale, il fut reconnu tardivement par ses pairs et par le public, tant il s’était mis en marge des milieux influents, des courants musicaux académiques de son temps et des organes de diffusion (orchestres, éditeurs…). Il a pu poursuivre son activité de compositeur de manière totalement autonome, puisque qu’il ne vivait pas de sa musique mais d’une activité très lucrative dans les assurances (il a fondé une compagnie d’assurance-vie prospère).
Il élaborait sa musique dans la plus parfaite indépendance stylistique, sans curiosité pour la musique moderne de son temps, qu’elle soit américaine ou européenne (il allait très rarement au concert). Mais quand il tentait de faire connaître ses créations, il n’était pas pris au sérieux, il était rejeté dans une totale incompréhension et suscitait même des réactions d’hostilité. Il n’en poursuivait pas moins son chemin, avec une confiance en soi et une ouverture d’esprit qu’il avait sans doute reçues de son père, musicien professionnel qui l’avait encouragé à expérimenter sans inhibition, ce qui semble assez caractéristique de la mentalité du Nouveau Monde (son père l’encourageait notamment à pratiquer des superpositions bitonales).
La Troisième Symphonie est une évocation d’un camp meeting, une réunion de plein air, pouvant durer plusieurs jours, rassemblant un grand nombre de personnes du monde rural, dans le but d’écouter des prédicateurs itinérants, de chanter de cantiques et de prier avec ferveur. Ces rassemblements chrétiens étaient au XIXe siècle une manifestation caractéristique des différentes vagues successives du mouvement appelé Great Awakening [Grand Réveil], qui a renouvelé la dévotion des fidèles sur un mode charismatique. Ives avait participé dans son enfance à de tels rassemblements et dans ses souvenirs, qu’il relate lui-même, il se rappelle les grandes vagues de sons qui lui parvenaient à travers les feuillages des arbres, les milliers de voix enthousiastes chantant Beulah Land, Woodworth, Nearer My God to Thee, The Shining Shore, Nettleton, In the Sweet Bye and Bye… et son père conduisant le chant avec ses bras, un cornet ou un violon.
C’est donc par attachement à un souvenir d’enfance l’ayant marqué profondément qu’il compose cette symphonie, où il crée un espace sonore mouvant fait de réminiscences de mélodies agencées selon un contrepoint non conventionnel. Le langage tonal y est fort distendu, non fonctionnel, diffracté en juxtapositions et superpositions improbables, mais il reste globalement consonant. Les mélodies de cantiques que Ives avait sans doute accompagnées dans sa jeunesse (il avait été organiste liturgique depuis ses 14 ans jusqu’à la fin de ses études universitaires) constituent l’essentiel du matériau thématique et semblent suivre chacune leur propre logique au sein du flux orchestral, comme les voix des fidèles qui pouvaient se lancer individuellement dans des improvisations soudaines, inspirées par l’Esprit saint.
Le premier mouvement évoque la réunion des anciens ; le second, primesautier et énergique, parsemé de rythmes de marches, fait revivre la journée des enfants, et le finale est un moment recueilli de communion dans la prière communautaire, où l’on entend, à la toute fin, le tintement de la cloche d’une église dans le lointain.
Il semblerait que Gustav Mahler, à l’issue de son deuxième séjour à New York comme chef d’orchestre, début 1911, a fait faire à ses frais une copie de cette Troisième Symphonie. Il souhaitait sans doute la diriger à son retour à Vienne, ce qui aurait fait connaître Charles Ives au public européen. Mais il n’en a pas eu le temps, la maladie l’ayant emporté à son retour. Ce compositeur pour qui la symphonie représente tout un monde, d’une hétérogénéité assumée et d’une spiritualité profonde, était à même de comprendre et d’apprécier les productions de Charles Ives.
Il fallut attendre 1946 et le soutien de la jeune génération des compositeurs américains «modernistes» pour entendre en public cette œuvre, qui reçut même en 1947 le prix Pulitzer pour la musique. Ives maugréa contre cette reconnaissance tardive, déclarant : «Les prix sont pour les jeunes garçons, et j’ai eu le temps de grandir.»
– Isabelle Rouard
Boulez affirme que Ives «a tout d’un musicien amateur» et que «son langage incarne le type même de l’incohérence» : «un fort degré d’invention, mais sans cohésion, sans discipline, sans continuité, sans déduction. Tout cela semble négatif et indéniablement ce l’est. Mais cette incohérence fondamentale l’a préservé de l’académisme dans lequel il aurait pu aisément tomber […]. Qu’est-ce qui peut donc faire de Ives une personnalité malgré tout fascinante, même si les potentialités sont restées inexploitées […] ? Je crois que le dilemme de Ives a été dans la prépondérance de la trouvaille par rapport au langage, d’une thématique trouvée par rapport à une thématique reformulée, enfin dans les rapports confus, voire inexistants, entre la trouvaille et la thématique. Les problèmes posés restent donc intéressants, même s’ils sont résolus épisodiquement, voire anecdotiquement, et si la plupart du temps ils restent à l’état brut dans des réalisations précaires».
Pierre Boulez, Jalons (pour une décennie), Paris, Bourgois, 1989, p. 191-192.
Price, Concerto pour piano
Composition : 1932.
Création : Chicago, 1934, avec la compositrice au piano.
Florence Price est une de ces compositrices qui sortent maintenant de l’ombre. Elle a souffert deux handicaps dans sa carrière : être une femme, et être afro-américaine. C’est pourtant la première femme noire à écrire et parvenir à faire jouer une symphonie par les grands orchestres du pays (elle en a écrit quatre, de 1932 à 1945). Pianiste (sa mère était professeur de piano), organiste, originaire de Little Rock (Arkansas), formée au conservatoire de Boston puis à Chicago (un milieu plus favorable à l’émancipation des Afro-Américains), elle a gagné sa vie en enseignant (surtout en privé), en jouant de l’orgue au théâtre, en écrivant des arrangements commerciaux pour la radio (le temps n’était sans doute pas encore venu pour assumer les feux de la rampe en tant que chef d’orchestre). Elle composait depuis l’âge de 11 ans, et son catalogue est très fourni : environ 300 œuvres, comprenant des pièces pour piano, pour orgue, de la musique de chambre, des œuvres pour orchestre (notamment deux œuvres concertantes pour piano et deux concertos pour violon), des songs pour voix et piano et des chœurs. Cette musique intègre souvent les influences du negro-spiritual et du jazz.
Le Concerto en un mouvement est en fait construit comme un concerto classique en trois mouvements vif/lent/vif, mais les mouvements sont enchainés, et l’œuvre est assez brève. Le style est celui d’un concerto romantique, et la partie de piano comporte quelques accents lisztiens. Le thème principal de l’Andantino initial (entendu dès l’introduction, avant la cadence du soliste) est construit sur la gamme pentatonique, comme de nombreuses mélodies issues des grands espaces de l’Ouest américain (une telle couleur modale s’entend également dans la Symphonie du Nouveau Monde d’Antonín Dvořak), dans un caractère résolu et énergique.
L’Adagio cantabile qui s’y enchaîne conserve ces couleurs modales, dans un caractère profondément mélancolique (solo de hautbois). Les harmonies sont parfois enrichies à la manière de Gershwin, dans un texture orchestrale et pianistique d’une transparence toute mozartienne.
Mais le finale, Allegretto, quitte le style du concerto romantique pour éclater en un réjouissant ragtime aux rythmes syncopés endiablés. L’osmose entre piano et orchestre devient plus étroite. Percussions et cuivres colorent de manière éclatante cette musique jazzy et brillante, débordante d’énergie.
– I. R.
Barber, Adagio pour cordes
Composition (quatuor à cordes) : été et automne 1936.
Création : Rome, 14 décembre 1936, par le Quatuor ProArte.
Orchestration : 1937-1938.
Création de la version orchestrale : 5 novembre 1938, lors d’un concert radiodiffusé par l’Orchestre de la NBC, sous la direction d’Arturo Toscanini.
Étrange destin que celui de Samuel Barber, compositeur parmi les plus célèbres de toute l’histoire de la musique américaine, maintes fois récompensé par des prix prestigieux, auteur du premier opéra américain créé avec succès sur la scène du Metropolitan Opera de New York en 1958, mais dont nous ne connaissons finalement que quelques brèves minutes de musique. Seul ouvrage à être véritablement demeuré au répertoire, composé dès 1936 au cours d’un séjour à Rome, l’Adagio n’était initialement que le mouvement lent d’un quatuor à cordes. Orchestré puis recréé sous la direction du célèbre Arturo Tocanini, il devait trouver dans ce nouvel effectif une densité plus propice à son lyrisme passionné.
Pouvons-nous alors expliquer son incomparable succès ? Remarquons sa façon de commencer, ou plutôt de percer le silence comme si le début en avait été oublié ; la première note suggère un accord que nous serions ravis de retrouver, si la suite ne semblait vouloir retarder son retour. Puis la mélodie tourne sur elle-même, montant progressivement, palier après palier, sur un accompagnement totalement immobile. Émergent de nouvelles lignes, et toutes tissent ensemble une merveilleuse polyphonie, altérée par quelques notes légèrement discordantes, mais que de claires harmonies rendent aussitôt encore plus chaleureuse. Échange des rôles : les violoncelles passent devant les violons, avant que ne soit entamé un émouvant crescendo condamné à buter sur le silence. Nulle conclusion puisqu’une reprise nous invite à revenir inlassablement au point de départ, et à nous enfermer irrémédiablement dans une musique qui n’a pas plus de fin que de commencement… Reste donc, pour comprendre le charme de cette partition, à nous souvenir de ce qu’écrivait Mahler à propos de ses propres symphonies : «Dans l’Adagio, tout est résolu dans le calme et dans l’être. La roue d’Ixion des apparences s’est enfin arrêtée. […] C’est ainsi que j’ai terminé ma Deuxième et ma Troisième, sans savoir pourquoi sur le moment, avec des Adagios qui sont la forme la plus haute de la musique.»
François-Gildas Tual
Longtemps, les indications de tempo firent appel à la langue italienne, impliquant à la fois une vitesse d’exécution et un caractère, et s’imposant comme sous-titres aux différents mouvements, voire aux pièces tout entières. Quelques-unes de ces indications, de la plus lente à la plus rapide :
Largo : Large
Lento : Lent
Adagio : Tranquille
Andante : Allant
Moderato : Modéré
Allegro : Vif
Presto : Rapide
Prestissimo : Très rapide
Stravinsky, Pulcinella
Composition : 1919-20 avril 1920 (ballet et suite d’orchestre).
Création (ballet) : Paris, Opéra, 15 mai 1920, sous la direction d’Eugène Ansermet, dans une chorégraphie de Léonide Massine et des décors de Pablo Picasso.
Création (suite) : Boston, États-Unis, 22 décembre 1922, par le Boston Symphony Orchestra sous la direction de Pierre Monteux.
Révision (suite) : 1949.
Saisi par la vision d’un «pantin subitement déchaîné, qui par ses cascades d’arpèges diaboliques exaspère la patience de l’orchestre», Stravinsky compose le ballet Petrouchka, créé en 1911 à Paris. Pour cette marionnette russe, le compositeur s’inspire de chansons populaires et de danses typiques de son pays natal. Quelques années plus tard, à Paris toujours, Stravinsky bâtit un nouveau théâtre de marionnettes musical, mais en plante le décor en Italie : c’est en effet Pulcinella, le Polichinelle de la commedia dell’arte, dont nous allons suivre une aventure rocambolesque. Le héros simule son propre assassinat, afin d’échapper à des jeunes gens souhaitant l’éloigner définitivement de leurs fiancées.
«L’épiphanie grâce à laquelle l’ensemble de mon œuvre à venir devint possible»
Si le style musical de Stravinsky est alors radicalement différent de celui de Petrouchka, cela ne tient pas qu’à l’origine géographique du héros du ballet. Serge Diaghilev, le directeur des Ballets russes, lui a en effet remis des copies de manuscrits, qu’il pensait tous du compositeur italien Pergolèse (Giovanni Battista Draghi, dit Pergolesi en italien, 1710-1736) mais dont certains se révélèrent ensuite de contemporains moins fameux, en lui donnant la «tâche délicate d’insuffler une vie nouvelle à des fragments épars». Cette sorte d’archéologie compositionnelle est une révélation qui devient l’aube de la période dite néo-classique du musicien, de laquelle écloront Œdipus Rex, Dumbarton Oaks ou The Rake’s Progress. Stravinsky l’écrit lui-même : «Pulcinella fut une découverte du passé, l’épiphanie grâce à laquelle l’ensemble de mon œuvre à venir devint possible. C’était un regard en arrière, certes, la première histoire d’amour dans cette direction-là ; mais ce fut aussi un regard dans le miroir.»
La nomenclature orchestrale «de poche» évoque bien plus les ensembles baroques que l’effectif monumental du Sacre du Printemps : bois par deux (sans clarinettes), deux cors, une trompette, un trombone, et des cordes séparées en deux groupes comme dans un concerto grosso baroque : un quintette de solistes (concertino), et un petit ensemble orchestral (ripieno).
Sur un rythme de danse, l’énergique «Sinfonia (Ouverture)» donne la couleur : l’orchestre ne constitue pas une masse agglomérée, mais plutôt un entrelacs de timbres. Un délicat chant de hautbois s’épanouit sur un rythme de trochée, évoquant un battement de cœur, dans la «Serenata». Il amène sans transition à un troisième mouvement lui-même composé de trois parties distinctes, toutes vives et plaisantes. Le rythme échevelé de la «Tarantella» est typique de cette danse censée soigner les malades piqués par une araignée venimeuse. Les instruments à vent sont les protagonistes de la solennelle «Toccata» et de l’élégante «Gavotte», au cours de laquelle flûte, basson et cor se livrent à un joli pas de trois qui ne rend que plus pétaradante l’entrée du trombone dans le bref «Vivo». Il s’y livre à de grotesques glissandos, bientôt accompagné d’une contrebasse grinçante. Après ce mouvement truculent vient un «Menuet» pompeusement poudré, puis un «Finale» alliant vivacité et élégance.
– Mathilde Serraille
Il est toujours tentant, lorsque l’on observe l’histoire des arts, de lier – avec plus ou moins de bonheur – des génies issus d’univers différents : écrivains, peintres, compositeurs. Dans le cas de Pablo Picasso et Igor Stravinsky, les trajectoires semblent étonnamment jumelles. La donnée on ne peut plus aride de leurs années d’existence est elle-même étonnante de similitude : Picasso vécut de 1881 à 1973, Stravinsky de 1882 à 1971. Tous deux secouèrent violemment les milieux artistiques de leur temps, par des scandales vus aujourd’hui comme de géniaux coups d’éclat : le Bordel d’Avignon (1907, renommé Les Demoiselles d’Avignon en 1916), manifeste du cubisme, et Le Sacre du Printemps (1913), musique «barbare» et sensuelle accompagnant par ailleurs une chorégraphie décriée de Vatslav Nijinski. Après ces séismes créateurs, ils réussirent à conserver une patte artistique propre tout en réintégrant harmonieusement des éléments plus «académiques» à leurs œuvres. Stravinsky avoua que la présence de Picasso parmi les artistes sollicités pour Pulcinella fit partie des éléments qui l’aidèrent à accepter ce projet ambitieux et désarçonnant.
– M. S.