◁ Retour au concert du lun. 10 fév. 2025
Programme détaillé
Brad Mehldau (né en 1970)
Prélude
Gabriel Fauré (1845-1924)
Nocturne n° 4, en mi bémol majeur, op. 36 (vers 1884)
Brad Mehldau
Caprice
Gabriel Fauré
Nocturne n° 7, en do dièse mineur, op. 74 (1898)
Brad Mehldau
Nocturne
Gabriel Fauré
Nocturne n° 12, en mi mineur, op. 107 (1915)
Nocturne n° 13, en si mineur, op. 119 (1921)
Brad Mehldau
Vision
Gabriel Fauré
3e mouvement (Adagio non troppo) du Quatuor avec piano n° 2, en sol mineur, op. 45
--- Entracte ---
Pièces annoncées de la scène
Distribution
Brad Mehldau piano
En coproduction avec Jazz à Vienne.
Jazz Radio partenaire de l’événement.
Introduction
On a souvent loué le raffinement et le lyrisme du jeu de Brad Mehldau, sa capacité à anéantir les murs dressés entre les musiques en transformant les tubes de Radiohead ou McCartney en standards de jazz incontestables. C’est que le pianiste américain sait puiser aux meilleures sources la matière de ses improvisations et nous en révéler les richesses insoupçonnées. Empreint de culture musicale classique, compositeur d’un Concerto pour piano et orchestre interprété avec l’Orchestre national de Lyon en 2019, Mehldau a déjà mis en résonance les œuvres de Bach avec ses propres compositions et improvisations dans After Bach, au disque et à la scène. Il confronte aujourd’hui son univers à celui de Gabriel Fauré, dont il admire l’harmonie, la liberté formelle et les textures si caractéristiques. Quatre pièces originales de sa main dialogueront avec cinq pièces du compositeur français, dont on a célébré en novembre 2024 le centenaire de la disparition : quatre Nocturnes composés sur un arc de près de quarante ans et un extrait du mouvement lent du Second Quatuor avec piano, partition d’un Fauré quadragénaire, ici transcrite pour piano seul . La seconde partie du concert fera entendre des pièces contemporaines apparentées dans leur écriture à celles de Fauré, dont Brad Mehldau annoncera les titres de la scène.
Texte : Auditorium-Orchestre national de Lyon
Fauré, la révolution tranquille
Les œuvres tardives d’un compositeur peuvent être la manifestation d’une force créatrice qui persiste en dépit du déclin physique et de la mort imminente. Si cette créativité n’est pas une victoire absolue sur le fait d’être mortel, elle offre une consolation, par une filiation avec les auditeurs par-delà le temps et la mort. L’auditeur et le grand fantôme communiquent en silence : «Tu es là, je suis ici, mais nous sommes liés.»
Ce lien, bien sûr, c’est la transcendance intrinsèque de la musique, qui perdure par-delà les années. La musique peut exhaler une beauté qui est une affirmation de la vie ; mais elle peut également traduire le Sublime : un contrepoids à la beauté qui témoigne de notre caractère éphémère. Dans ce type de musique ou d’art, nous ressentons une présence éternelle, vaste et insondable, qui peut nous terrifier par sa capacité d’anéantissement, ou du moins nous ébranler dans nos croyances faciles. Si, face à cette appréhension, nous cherchons la consolation de la beauté, nous la trouvons en effet, mais tempérée par la crainte. La beauté affirme la vie, mais la beauté est éphémère, parce que nous sommes éphémères. La mort est déjà en elle. Selon nos orientations métaphysiques, nous pouvons trouver cela «juste» ou non, mais une chose est sûre : ce mélange de beauté et de mort est fortement poétique.
Dans la balance entre beauté et sublimité, certaines œuvres tardives peuvent pencher vers la seconde, dans ce qui semble être un renoncement. Si nous connaissons déjà les œuvres antérieures du compositeur et que nous les aimons profondément, nous pouvons nous sentir perplexes, voire trahis. Où est-il, ce grand fantôme ensoleillé qui m’a consolé ? Au lieu de le trouver, nous avons une musique qui respire l’austérité et la bizarrerie à la fois. L’exemple le plus familier de ce phénomène de malaise est Beethoven, dans des œuvres telles que ses derniers quatuors à cordes. La musique tardive de Fauré fait naître le même genre de sentiments.
Né en 1845 et mort en 1924, Gabriel Fauré, a composé treize Nocturnes en l’espace de trente-six ans, le premier en 1875 et le dernier en 1921. Le Quatrième Nocturne fait déjà résonner une voix très personnelle, mais on y décèle toutefois la présence de Chopin, peut-être le célèbre Nocturne op. 9/2, dans la même tonalité de mi bémol. Fauré s’est éloigné de son grand prédécesseur, mais d’une manière différente de celle de certains de ses contemporains qui ont également écrit pour le piano en tournant le dos au langage de Chopin. En effet, nous n’entendons jamais de système chez Fauré. L’écrivain Italo Calvino appelait de ses vœux «une méthode qui soit suffisamment subtile et souple pour revenir en fait à l’absence de toute méthode». Fauré y est parvenu dans ses deux derniers Nocturnes, qui figurent au programme de ce concert. Des pièces tout à fait uniques et inimitables.
En considérant la musique de Fauré à l’occasion du centenaire de sa mort, on peut s’interroger : quel est l’héritage de ce compositeur ? C’est un sujet que j’ai abordé plus d’une fois avec d’autres musiciens passionnés par sa musique, et nous avons remarqué avec une certaine perplexité que le nom de Fauré n’est pas aussi familier que ceux de ses jeunes pairs Debussy et Ravel. Il y a en effet une poignée de partitions devenues des classiques, comme son Requiem si révéré, sa Pavane ou des mélodies comme Après un rêve et Clair de lune. Pourtant, d’après ce que j’ai pu observer en quelques décennies de fréquentation des récitals, sa musique pour piano ne figure pas souvent au programme.
Cela s’explique peut-être en partie par le fait qu’elle n’est pas ostensiblement virtuose. Une autre raison pourrait être que Fauré a été ce que l’on appelle parfois un «malchanceux de l’histoire». Bien qu’ils aient tous deux rejeté cette manière de désigner leur musique, Debussy et Ravel sont considérés comme des représentants en musique de l’impressionnisme français, qui se présente aujourd’hui comme une entité singulière – un moment où la musique et les arts visuels se sont alignés dans un endroit particulier. La postérité est friande de récits historiques clairs, où se manifeste une rupture nette avec le passé – laquelle rupture engendre un nouveau langage révolutionnaire qui change tout ce qui suit. Nous savons qu’en réalité le cours de l’histoire de la création ne se déroule jamais de cette manière rectiligne, qu’il s’agit plutôt d’une série de flux qui se chevauchent perpétuellement.
Pourtant, nous pouvons être séduits par un tel récit. Dans le cas présent, il fait appel à une notion que nous appelons «modernisme». Nous associons cette notion à Debussy et à Ravel, mais pas à Fauré. Mais nous devons veiller à ne pas idéaliser notre perception de ce modernisme car nous risquerions de passer à côté de ce qui est moderne – c’est-à-dire durablement moderne, ce qui est moderne encore à nos oreilles contemporaines, si nous y prêtons attention. Il y a beaucoup à trouver, à cet égard, dans la musique de Fauré.
Pour étudier l’œuvre tardive de Fauré, nous devrions chercher un autre mot que «moderne», avec tout ce que le terme colporte sur le plan historique, pour nous concentrer sur le point où il est particulièrement novateur : la liberté, dans le sens que donne Calvino à ce mot – liberté par rapport à l’adhésion stricte aux règles de la tonalité mais, tout autant, liberté par rapport à l’obligation de suspendre une tonalité, voire de renoncer à elle et à cette narration sans paroles que façonne la succession des tensions et des résolutions. Ce renoncement est devenu une orthodoxie au XXe siècle.
Un exemple de cette liberté est le Douzième Nocturne (1915), au programme de ce concert. D’un certain point de vue, on peut dire également que Fauré a été un chanceux de l’histoire, en ce sens qu’il a vécu longtemps. Il a commencé par être le prédécesseur de Debussy, Ravel et Satie, mais au moment de cette pièce il était devenu leur contemporain. L’utilisation par Debussy de la gamme par tons entiers dans son prélude Voiles est peut-être un point de comparaison utile. Dans cette page pour piano, Debussy a atteint un nouveau type de stase qui s’appuie sur une tonalité étrange, non non diatonique. Les musiciens de jazz, attirés par sa musique, diraient que Debussy se laisse «flotter» dans la gamme par tons entiers, de la même manière que Miles Davis et d’autres improviseront sur un canevas modal, en suspendant le mouvement harmonique d’une manière qui permet à la fois une plus grande abstraction et une plus grande simplicité.
Fauré flirte avec ce nouveau type de stase dans son Nocturne, mais ces passages y surviennent dans un maelström de tension intense – c’est-à-dire comme le résultat d’un mouvement harmonique, et non d’une stase. Deux pulsions se mêlent ici : l’une est une pulsion romantique tardive dans laquelle la progression harmonique approche le point de saturation, l’autre est un aperçu du moment après la saturation. Dans ces passages, la main gauche est proche dans ses contours de la mélodie d’Epistrophy de Thelonious Monk, et pour l’auditeur, prise isolément, elle a un parfum de blues. Si Fauré m’a tant marqué lorsque je l’ai découvert pour la première fois, c’est en raison de la liberté maximale dont il fait preuve ici. Il prolonge la tradition pianistique romantique à grand spectacle de Chopin, Schumann, Liszt et Brahms, et annonce en même temps un modernisme typiquement français, qui anticipe l’harmonie du jazz et les principes de l’improvisation. Il y a tant de choses dans cette pièce.
Le Treizième Nocturne, le dernier, est un genre en soi. Sa première page déploie un paysage harmonique qui n’a pas d’équivalent. Avec son mélange de chromatisme piquant et de montées d’accords parfaits pas tout à fait parallèles, cette musique ne rappelle rien d’autre – pas même les œuvres antérieures de Fauré. Mais ce qui est plus frappant encore, c’est qu’elle n’a mené à rien d’autre, en tout cas de manière immédiatement perceptible. Loin d’être un défaut, cette particularité témoigne de la révolution tranquille accomplie par Fauré. Aucun compositeur après lui n’a écrit de musique pour piano qui sonne ainsi, au contraire, par exemple, de Chopin dont on retrouve les échos chez Scriabine, Rachmaninov et même Fauré. Si la grandeur d’un compositeur se mesure généralement dans l’influence qu’il a pu exercer, c’est ici l’inverse : c’est la singularité de cette musique, son caractère inassimilable, qui affirme son génie. Dans ce Nocturne tardif, la bizarrerie n’est jamais anodine, l’austérité jamais enfermante. Si le sublime préfigure notre mortalité, cette musique pourrait communiquer l’austérité de la mort – celle de Fauré, qui s’approchait de lui, mais aussi l’appréhension de la nôtre. Si nous trouvons un lien de parenté avec le compositeur, c’est sous la forme d’une question qu’il a lancée vers l’avenir, vers nous.
J’ai composé quatre pièces Après Fauré pour accompagner la musique de Fauré, pour partager avec vous, chers auditeurs, la manière dont j’ai abordé le sujet de Fauré. Ce projet est similaire à celui que j’avais intitulé Après Bach. Les liens sont moins évidents, mais l’empreinte harmonique de Fauré est présente dans mes quatre pièces. Il y a également une influence dans la texture, c’est-à-dire dans la manière dont le matériau musical est traduit en termes pianistiques – Fauré exploitait magistralement la sonorité de l’instrument comme moyen d’expression. Ainsi, par exemple, dans mon premier Prélude, la mélodie est-elle imbriquée à un continuum d’arpèges ; elle en fait partie tout en planant par-dessus. Dans mon Nocturne, on peut reconnaître l’intrigante succession d’accords du début du Douzième Nocturne de Fauré.
La première partie du concert se termine par une transcription d’un extrait du mouvement lent du Deuxième Quatuor avec piano, en sol mineur, op. 74. Cette musique représente la quintessence de la musique de Fauré, dans sa capacité à entraîner l’auditeur dans ce qui ressemble à un rêve éveillé, une rêverie consolatrice qui gagne en puissance expressive dans sa délicate éphémérité. Une musique mystérieuse et envoûtante.
– Brad Mehldau
Traduction : Auditorium-Orchestre national de Lyon