La Mer de Debussy
◁ Retour au concert des vendredi 20 et samedi 21 mai 2022
Programme détaillé
La Tragédie de Salomé, op. 50
(Version symphonique de 1910)
Première partie : Prélude – Danse des perles
Seconde partie : Les Enchantements sur la mer – Danse des éclairs – Danse de l’effroi
[25 min]
Dreydl
(Co-commande de l’Orchestre national de Lyon et de la Staatskapelle de Dresde, création mondiale)
[11 min]
--- Entracte ---
La Mer, trois esquisses symphoniques
I. «De l’aube à midi sur la mer» : Très lent
II. «Jeux de vagues» : Allegro (dans un rythme très souple)
III. «Dialogue du vent et de la mer» : Animé et tumultueux
[25 min]
Distribution
Orchestre national de Lyon
Nikolaj Szeps-Znaider direction
Avec le soutien de la Maison de la musique contemporaine.
Télérama partenaire de l’événement.
Florent Schmitt, La Tragédie de Salomé
Composition : 1907 (mimodrame en deux actes et sept tableaux, pour orchestre réduit) ; 1910 (version symphonique en deux parties et cinq mouvements).
Dédicace : à Igor Stravinsky (version symphonique).
Création : Paris, Théâtre des arts, 9 novembre 1907, sous la direction de Désiré Inghelbrecht, avec Loïe Fuller dans le rôle-titre (mimodrame) ; Paris, Concerts Colonne, 8 janvier 1911, sous la direction de Gabriel Pierné (version symphonique).
Dans sa première version, la musique de Schmitt était présentée dans la presse comme l’accompagnement d’un drame muet en deux actes et sept tableaux de Robert d’Hermières, interprétée par l’artiste d’origine américaine Loïe Fuller (1862-1928), célèbre pour ses jeux de voile irisé de lumière. Quand l’œuvre fut présentée dans la version pour grand orchestre, en 1911, le critique du Courrier musical, Jean d’Udine, ne put retenir sa hargne en découvrant une partition trop éloignée des canons esthétiques : «Je vous jure que je suis allé entendre cette musique sans le moindre parti pris ; je ne peux pas cacher que je l’ai trouvée affreusement laide.» Pour cet auditeur du début du XXe siècle, l’absence de thèmes facilement perceptibles, l’abondance d’harmonies «âcres» qui lui font songer «à des vapeurs ammoniacales», le manque de plasticité d’une musique ne pouvant inspirer que «des mouvements corporels étriqués, rabougris, pelotonnés», produisent une sensation inacceptable. À force de couleurs outrées et mélangées, Florent Schmitt tue la couleur. «Tout dans cet orchestre, écrit le sérieux critique, est gris, gris, gris, terne et pisseux !» Pour Jacques Pillois, faisant un compte rendu de la reprise de 1912, «la puissante et somptueuse Tragédie de Salomé [...] est par essence un sujet prestigieux d’action dansée». Cependant, le journaliste reproche à la danse «de ne point adapter aux idées des mouvements musculaires adéquats» et «l’accuse des crimes de lèse-durée, de lèse-intensité, de lèse-cohésion». Selon lui, la danse a, dans ce cas, «porté atteinte au caractère des rythmes».
On le voit, Schmitt a donc souffert d’une critique double touchant la matière même de sa musique et l’alliage du mouvement chorégraphique avec le flux sonore de son œuvre. L’œuvre dérouta par sa trop forte personnalité ; elle enchanta un Stravinsky, porté lui aussi par une nouvelle énergie musicale. Ce dernier, en pleine composition du Sacre du Printemps, écrivit à Schmitt l’admiration qu’il avait pour sa partition. Dans une lettre du 27 avril 1912, Daniel Serruys résuma le sentiment ambivalent de rejet d’abord, puis d’admiration, que la partition pouvait produire : «Votre œuvre que j’avais assez mal comprise autrefois, m’est apparue aussi lucide que véhémente, aussi harmonieuse dans son développement général que raffinée dans le détail de ses harmonies et la complexité de ses rythmes ; son coloris puissant n’exclut ni le goût ni la tenue et cet art ardent, généreux, passionné, exprime toutes les choses, – les subtiles comme les brutales – dans la langue appropriée.»
La partition est composée de cinq tableaux.
Une terrasse du palais d’Hérode, dominant la mer Morte. Jean traverse lentement la terrasse et disparaît. Né du grave frémissant de l’orchestre, le thème principal est énoncé au cor anglais «avec mélancolie». Le tableau tire sa substance de ce thème languide qui va suivre des modifications et changer de couleur au sein d’un tissu orchestre embrasé.
Aux lueurs des flambeaux, Hérodiade plonge ses mains dans un coffre plein de joyaux. Salomé fascinée se pare et esquisse une première danse. C’est une manière de scherzo où crépitent les pizzicatos des cordes, et qui se trouve comme soulevé par de puissantes vagues éclatant en d’impressionnants tutti. Le chatoiement des bijoux semble trouver dans la matière vibratile des trilles une métaphore sonore.
Les ténèbres enveloppent Hérode perdu dans des pensées de luxure, observé par Hérodias. Une fantasmagorie démoniaque naît des profondeurs de la mer. Elle semble donner naissance à Salomé qui surgit et commence à danser. Dans une manière toute debussyste, Schmitt évoque l’élément marin par des frémissements de cordes divisées, des appels de cors avec sourdine sur un motif de deux notes, et des vapeurs de harpes. Pour répondre au poème qui évoque une voix de femme montant de l’abîme, Florent Schmitt fait appel à une voix de femme située derrière la coulisse, sans paroles, comme une sirène de Debussy. Il lui confie un Chant d’Aïca, recueilli sur les bords de la mer Morte, envoûtant, serpentin, pure étrangeté qui conserve toute son originalité. Pour donner plus de prégnance à la spatialisation du phénomène, Schmitt demande dans un second temps qu’une deuxième voix se joigne à la première et que toutes deux se rapprochent ; puis une troisième voix continuera ce processus de zoom sonore. À défaut de voix, Schmitt a prévu le remplacement de ces parties par les hautbois.
Les ténèbres recouvrent le drame qui ne s’entrevoit que par les éclairs. Les contrastes de texture, les soubresauts de l’orchestre, les forces rythmiques auxquelles il est fait appel dans ces pages produisent des effets quasi physiques sur l’auditeur. L’horreur monte et la tête de Jean, décapité, regarde Salomé, à la manière du tableau de Gustave Moreau. Salomé qui veut se dérober au regard se retrouve entourée de têtes surgissant de toutes parts. Elle tourne sur elle-même pour fuir ces visions sanglantes.
L’orage éclate. La musique de Schmitt est comme l’aboutissement, la forme décadente de la vieille tradition française des scènes d’orage que l’on rencontre dans l’opéra depuis la tragédie lullyste. Musique figurative, musique d’effroi : l’idée directrice de ce monde cataclysmique n’a rien à voir avec le mélodique et l’harmonieux. C’est l’énergie brutale des blocs rythmiques, la violence du langage, les contrastes du matériau sonore, le dynamisme des figures qui gouvernent la pensée musicale. Tout finit par s’abattre sur la danseuse emportée par un délire infernal.
– Hervé Lacombe
Neuwirth, Dreydl
Composition : 2021.
Commande : Orchestre national de Lyon et Staatskapelle de Dresde.
Création mondiale.
Éditeur : Boosey & Hawkes.
Pièce orchestrale en un mouvement, Dreydl est né de mon intérêt pour les thèmes du souvenir et du temps qui passe. Ceux-ci m'ont déjà amené à utiliser dans mon premier opéra, Bählamms Fest (1994), un petit fragment de Hulyet hulyet kinderlach de Mordechaj Gebirtig, à savoir le vers «Wayl fun friling bis tsum winter is a katzenshprung». Dreydl est également lié à mon intérêt plus récent pour le remodelage et la réinvention de rythmes ou de motifs rythmiques proches de la danse, qui ne connaissent pour ainsi dire aucune évolution.
Le titre est inspiré du premiers vers d’une chanson yiddish pour enfant, Ikh bin a kleyner dreydl. Un dreydl est une toupie avec laquelle les enfants jouent encore aujourd'hui pendant la fête des lumières de Hanoukka. Comme le dé, le dreydl est un jeu de hasard. Il tourne et tourne sans cesse, c'est pourquoi il est à mes yeux un symbole de vie : «Les roues tournent, les années passent / Hélas, sans fin et sans but / Privé de bonheur, ainsi je suis resté...», dit un passage de la chanson Dem milners trem [Les Larmes du meunier] de Mark Markowytsch Warschawskyj. Les motifs rythmiques continus de Dreydl représentent la circularité fatale du destin, telle que nous l'avons vécue pendant les deux années de pandémie – où le temps était suspendu et où personne ne savait ce que l'avenir nous réservait.
– Olga Neuwirth, décembre 2021
Debussy, La Mer
Composition : de 1903 au 5 mars 1905.
Création : Paris, 15 octobre 1905, par l’Orchestre des Concerts Lamoureux, sous la direction de Camille Chevillard.
«La mer a été très bien pour moi, elle m’a montré toutes ses robes.»
(Claude Debussy, Jersey, 1904)
Autant la mer de Britten semble parfois farouche et hostile, autant celle de Debussy se pare de mille couleurs scintillantes, tantôt apprivoisée, tantôt sauvage, «vieille amie» calme et mouvante à la fois, charmeuse même quand elle se déchaîne : «C’est la chose qui vous remet le mieux en place.» Entreprise en 1903 pendant quelques jours de vacances passés en Bourgogne, la composition de ce triptyque symphonique pourrait évoquer le travail du peintre enfermé dans son atelier, mais l’œuvre appartient aussi aux souvenirs les plus anciens du musicien, aux vacances passées à Cannes et à Arcachon, à de longues promenades sur les bords de la mer Tyrrhénienne, aux estampes de Katsushika Hokusai et aux nouvelles de Pierre Louÿs. «Vous ne saviez peut-être pas, écrivait Debussy au compositeur André Messager, que j’avais été promis à la belle carrière de marin et que seuls les hasards de l’existence m’ont fait bifurquer. Néanmoins, j’ai conservé une sincère passion pour Elle. Vous me direz que l’océan ne baigne pas précisément les coteaux bourguignons… ! et cela pourrait bien ressembler aux paysages d’atelier, mais j’ai d’innombrables souvenirs ; cela vaut mieux à mon sens qu’une réalité dont le charme pèse généralement trop lourd sur votre pensée.»
C’est à Dieppe et à Jersey, où la Manche vêtait ses plus belles parures, que l’œuvre fut néanmoins achevée. Derrière son sous-titre d’«esquisses symphoniques», déjà utilisé par un Paul Gilson aujourd’hui oublié, se cache une sorte de symphonie en trois mouvements à laquelle «Jeux de vagues» servirait de scherzo, «Dialogue du vent et de la mer» plus ou moins de rondo final. La liberté tonale n’est qu’apparente, jouant des enharmonies et des chromatismes de la sixte napolitaine pour unifier l’ensemble par le ton de ré bémol majeur et par quelques motifs cycliques.
Créée dès 1905, La Mer déçut pourtant le public. L’œuvre avait de quoi déconcerter, refusant les structures rigoureuses sans vraiment s’abandonner aux descriptions typiques du poème symphonique. Ici, nul développement au sens traditionnel du terme mais une «succession d’instants sans fin» (André Boucourechliev), un «monde en chaînes» (Jean Barraqué), un discours qui se forme à partir de lui-même et se disloque à mesure. Le plus impressionnant demeure peut-être la décomposition des masses sonores, cette façon de creuser l’orchestre par quelques jeux de rythmes complexes, de superposer les couches, de disposer sur la toile relief et profondeur grâce aux seules harmoniques aiguës de cordes.
Debussy procède par touches plutôt que par grandes lignes, les premières pages, brumeuses à souhait, n’étant que de brèves mélodies inachevées, des intervalles caractéristiques plus tard réutilisés, une longue pédale de si et des trémolos qui attendent le lever du soleil. Pierre Lalo regrettait de ne pas sentir la mer – mais comment ne pas être porté par la houle. Sans doute l’écrivain ne fut-il pas sensible à des correspondances plus subtiles, correspondances de couleurs et de bruits, de rythmes et de danses. Debussy cherchait moins à peindre un paysage qu’à révéler une poésie qu’aucune œuvre ne saurait totalement reproduire, comme il devait l’avouer au chef d’orchestre Charles Ingelbrecht (lettre du 28 juillet 1915) : «La mer en profite pour être admirable : bleue comme une valse, grise comme une plaque de tôle inutilisable, le plus souvent verte comme “la purée” dont se prive le vieux capitaine. C’est tout de même plus beau, plus beau que “La Mer” d’un certain C. D., je le dis moi-même.»
– François-Gildas Tual